..." autant demander au pape d'avouer avoir rompu son voeux de chasteté " (L'oeil du prince)
au public...
Il m'a fallu atteindre 60 ans, ce qui est en principe l'âge de la retraite...
Francis Zamponi est né à Constantine (Algérie) le 8 avril 1947 d'un père policier corse et d'une mère...
Depuis les années soixante, le mot arabe « couscous » s’est introduit dans la langue française. Aujourd’hui, c’est celui de djihad que l’on voit fleurir. Jamais, durant ma longue carrière de journaliste, je n’ai aussi souvent entendu ou lu le terme de Djihad ou de djihadiste. Des termes qui, pour beaucoup de nos compatriotes, sont indéfectiblement des synonymes de terroristes ou d’assassins.
En cette année où l’Algérie célèbre le cinquantième anniversaire de son indépendance, un regard sur la vie de l’émir Abdelkhader, ce héros national dont le corps a été rapatrié de Syrie à Alger en 1966, m’a semblé être une intéressante approche des deux sens du mot jihad.
Le premier, le « grand jihad » possède un sens symbolique, ésotérique, même puisqu’il s’agit de la « mujahada » la lutte contre son pire ennemi : soi-même.
Le second le « petit djihad », possède un sens guerrier. Il est traditionnellement considéré comme plus vulgaire par les théologiens musulmans. C’est dans ce sens, celui de croisade contre les infidèles, qu’il est le plus employé aujourd’hui et c’est même ce seul sens que doivent lui attribuer la majorité de nos concitoyens qu’ils soient athées ou croyants.
Abdelkader, durant ses 76 ans d’existence a pratiqué les deux djihad. Le petit, la lutte contre les infidèles, par intermittence, pendant une quinzaine d’années. Le grand, la lutte intérieure contre soi-même, il l’a pratiqué depuis environ l’âge de 15 ans jusqu’à sa mort. Sans jamais l’interrompre même pendant la pratique du « petit » afin de lutter contre ses diverses passions, comme l’ambition, le goût du pouvoir ou l’accumulation de richesses matérielles..
Les nombreux historiens qui se sont penchés sur la vie de l’émir Abdelkader ont privilégié l’étude géostratégique de la guerre menée contre les troupes françaises qui avaient débarqué en Algérie en 1830, lorsqu’il avait 22 ans.
Je ne me lancerai pas dans le récit de la succession de batailles gagnées ou perdues, de trêves, de traités qui l’ont opposé à une foule de chefs militaires venus gagner des galons et s’illustrer en Algérie et dont le maréchal Bugeaud et le duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe, restent les plus connus. D’autres que moi l’ont fait.
Je m’en tiendrai à ma lecture personnelle de certains aspects (oh combien modernes et d’actualité) de la personnalité complexe de ce musulman du XIXéme siècle qui, en 1864 à Alexandrie, au retour de son second pèlerinage à La Mecque, devint franc-maçon. Il ne s’éloigna du Grand Orient de France au sein duquel il avait été reçu qu’en 1877, lorsque cette obédience abandonna la référence à un être suprême pour devenir laïque.
Abdelkader, son nom signifie le serviteur du tout puissant, est le fils d’un notable originaire d’Arabie et établi dans la région de Mascara en Algérie. Un descendant indirect du prophète Mohamed lui même. C’est dire que l’enfance d’Abdelkader va se dérouler dans une ambiance aisée, religieuse et studieuse. Il apprend avec le même enthousiasme à lire, écrire et maîtriser un cheval. Il va devenir espère son père, lui-même dignitaire militaires et religieux un homme aussi versé dans l’art de la guerre que dans les lettres et le mysticisme. L’ambition paternelle sera réalisée. Ce fut une source de bien de malentendus. Abdelkader différait en effet profondément des généraux français, militaires aussi durs que bornés, qui lui furent opposés. Pas un d’entre eux, à ma connaissance, ne s’est hasardé, lors d’une pause entre deux combats à, comme lui, rédiger des poèmes.
Ce fut la composante guerrière de son être que l’émir abandonna à 39 ans pour ne conserver jusqu’à la fin de sa vie que les deux autres : les lettres et la philosophie au sens large du terme.
L’abandon volontaire de la lutte armée ne représenta pas pour lui la conséquence d’une défaite militaire, il en avait déjà subi d’autres dont il s’était relevé, mais plutôt la manifestation d’une transformation profonde de son esprit. Du passage d’un état à un autre.
1832. La guerre sainte commence. Deux ans plus tôt, les troupes françaises ont pris Alger et elles se répandent aux alentours. Les chefs des tribus de la région de Mascara, proche du Maroc, se réunissent et déclarent solennellement prendre pour émir, c’est à dire chef tout à la fois religieux et politique, le jeune Abdelkader. Il a 24 ans lorsqu’il proclame le djihad. Contre son inclination personnelle si l’on en croit la lettre qu’il envoie au représentant de la France : « Tous les Arabes sont d’accord pour la guerre sainte. J’ai fait ce que j’ai pu pour combattre leur dessein mais ils ont persisté. Personne ne veut plus la paix et chacun se dispose à la guerre. Il faut donc que je me range à l’opinion générale pour obéir à notre sainte loi. Je me conduis loyalement avec vous et vous avertis de ce qui se passe. »
Il s’adresse ensuite aux chefs de tribus et aux religieux qui viennent de le désigner comme leur chef. Comme s’ils ne le connaissaient pas.
« Je suis al-hajj (il a accomplit son premier pèlerinage à La Mecque) Abdelkader, fils du chérif Muheddine al Hassani, il importe que vous sachiez mon nom ! Qu’il courre dans les douars, sur la place des marchés, dans les zawiyat (confréries religieuses). Je ne vise point à la grandeur. Je ne veux aucun des prestiges auxquels vous pensez. Nous entrerons dans Alger et nous chasserons l’infidèle de notre terre. »
Grand orateur dont les discours se mêlent toujours d’une teinte poétique, le nouvel émir, le commandeur, évoque, lors de cette réunion puis lors de bien d’autres ses projets d’avenir.
« Bien que je m’en sois énergiquement défendu, j’ai accepté cette lourde tâche dans l’espoir de pouvoir être le moyen d’unir la communauté des musulmans, d’éteindre leurs querelles intestines et d’apporter une sécurité générale à tous les habitants de ce pays, de mettre fin à toutes les illégalités perpétrées par les fauteurs de désordre contre les honnêtes gens, de refouler et de battre l’ennemi qui envahit notre territoire dans le dessein de nous imposer son joug. »
L’émir va créer, dans ce territoire qui n’est pas encore l’Algérie et où le départ des Turcs n’a laissé que le chaos un état musulman moderne. Cet état sera doté d’une armée régulière, d’une capitale et d’institutions parmi lesquelles il n’a garde d’oublier celles qui permettront de rendre la justice et de répandre l’éducation. Ce bienfait qu’il a reçu enfant et dont il veut faire profiter les autres. « Mon devoir comme chef et comme musulman est de relever la religion et la science. Afin que la religion, par laquelle, seule nous pouvons lutter, se ravive partout, dans les villes comme dans les tribus, j’ai établit des écoles, où l’on apprend les préceptes du Coran, la lecture et l’écriture.»
A partir de cet état musulman, pour ne pas dire islamique terme qui, comme djihad a pris aujourd’hui une couleur inquiétante, à partir donc de cet état dont il assumera la direction temporelle et spirituelle, Abdelkader annonce qu’il dirigera la reconquête du rêve perdu des musulmans : Al Andalus, l’Andalousie qui fut pendant près de 800 ans, jusqu’en 1492 terre d’Islam. « Nous retournerons à Cordoue, à Murcie, la croix rentrera dans le fourreau. »
En attendant ce futur djihad andalou, la guerre sainte se poursuit en Algérie. Avec son spectacle devenu aujourd’hui banal d’une armée moderne, bien organisée, bien équipée, mais se battant sur un terrain qui n’est pas le sien contre des groupes mobiles pratiquant la guérilla plutôt que la bataille rangée.
Je ne referai pas une fois de plus le récit des méthodes « non conventionnelles » dont celle dite « de la terre brûlée » qu’utilisa l’armée française pour tenter de convaincre les populations civiles de ne pas aider les colonnes djihadistes de l’émir qui se mouvaient parmi elles comme des poissons dans l’eau.
Si la prise de sa Smala, en 1843, atteint profondément l’émir c’est par son caractère symbolique plus que par sa signification militaire. La smala était la capitale mobile de l’état fondé par Abel Kader. Des centaines de tentes dressées en cercles concentriques selon un ordre qui devait plus à une architecture symbolique qu’à des nécessités stratégiques. « Le tracé secret de la Smala, conclut Bruno Etienne après les pages fort complexes qu’il consacre à son organisation ésotérique, est donc l’expression de la contre-culture confrérique dont le secret initiatique est la légitimité et le maître, l’égrégore et le directeur de conscience… La Smala synthétise le Khalifa de Lumière et constitue la réponse la plus parfaite au problème du nomadisme ou de la sédentarisation du Temple. »
C’est donc de la perte de son Temple ambulant que se désole l’Emir lorsqu’il apprend le coup de main effectué par le fils de Louis-Philippe, le duc d’Aumale. La perte des biens qu’il contenait et qui seront systématiquement pillés par les troupes françaises l’amène à se retourner vers lui et à poursuivre le grand djihad qu’il a un moment négligé au profit du petit : « Tous ces objets auxquels j’attachais tant de prix, qui étaient si chers à mon cœur et me donnaient tant de soucis, ne faisaient guère que gêner mes mouvements et me détournaient de la bonne voie ». Le duc d’Aumale a donc débarrassé le Temple intérieur de l’Emir des « marchandises » qui l’encombraient. Le seul regret de l’Emir sera pour sa bibliothèque composée de milliers de manuscrits et de livres patiemment rassemblés au cours de ses voyages et dont les soldats disperseront les pages dans le désert.
Le général Bugeaud, chef suprême du corps expéditionnaire français, voit dans cette opération symbolique, due non à son génie militaire mais à un renseignement fournit par un traître, l’occasion d’être promu maréchal. Sinon, il rentrera en France. Sa menace est entendue à Paris et la prise de la smala offre enfin à Bugeaud, promu caporal à Austerlitz, le bâton de maréchal qu’il convoite.
Abdelkader poursuit son djihad guerrier. Mais la politique de la terre brûlée adoptée par les Français porte ses fruits. L’émir a du mal à se ravitailler et à trouver des soutiens auprès des tribus décimées dont les troupeaux et les récoltes ont été détruits. Il doute. Face à un maréchal qui ne se remet pas un instant en question, il doute de lui même et de son destin. Il doute du sens de sa mission.
Doit-il tenter de renverser le sultan du Maroc qui ne s’est pas joint à la guerre sainte et créer un grand état musulman depuis la Kabylie jusqu’à l’océan ?
Doit-il au contraire mettre fin à une guerre sainte qui dure et fait souffrir le peuple qui l’a librement désigné comme émir ?
Il doit choisir entre la poursuite du djihad avec son cortège de douleurs et de morts et l’Hijra, l’exil auquel doit se soumettre un musulman qui ne peut librement pratiquer sa religion dans une terre occupée par les infidèles.
C’est le second parti que, après de longues méditations et prières, Abdelkader va choisir. Il est persuadé que, pour des raisons impénétrables, Dieu a décidé de lui retirer son appui. Et comment poursuivre une guerre sainte sans l’appui de Dieu ? Son djihad intérieur le convainc de ne pas poursuivre, par gloriole personnelle, une lutte à laquelle il ne croit plus.
Le 21 décembre 1847, il fait savoir au général Lamoricière qu’il est prêt à se rendre à condition d’être exilé en terre d’Islam, dans un pays proche des lieux saints. Le général et le duc d’Aumale acceptent et entendent leur ennemi déclarer :
« J’aurais désiré faire plus tôt ce que je fais aujourd’hui : j’ai attendu l’heure que Dieu m’avait fixée. Le général m’a donné une parole en laquelle j’ai entière confiance.»
Le petit djihad guerrier est enterré. Commence la période de l’exil, du Hijra au cours de laquelle le prisonnier devra pratiquer plus intensément le grand djihad en luttant contre lui-même pour ne pas désespérer. Et pour résister au désir, contraire aux règles de l’Islam, de mettre fin à ses jours. Une tentation qui le traverse lorsqu’il se rend compte que son ennemi n’a pas la même conception que lui de la parole donnée.
Il avait pris cru en la promesse d’être envoyé en terre d’Islam, en Dar el Islam, faite par le fils du roi en personne. Elle ne sera pas tenue. Pas plus par Louis-Philippe que par Louis Napoléon Bonaparte président de la seconde République. Pas plus que par Napoléon III, qui, ayant trahi son serment de président est devenu empereur des Français.
Pendant 5 ans, l’émir ira de châteaux prison en châteaux prisons avant d’être enfin autorisé par l’empereur à quitter la France pour s’installer d’abord en Turquie puis à Damas en Syrie.
Durant sa détention, en attendant le bon vouloir des vainqueurs, Abdelkader médite et rédige beaucoup. Il essaye de convaincre ses geôliers que, pour lui, le temps du djihad guerrier est définitivement terminé. Qu’il ne caresse plus aucune ambition terrestre. « J’ai pris la décision de me retirer du monde, écrit-il en 1848 aux responsables de la toute nouvelle république. Certains d’entre vous peuvent imaginer que, regrettant la décision que j’ai prise, je nourris encore l’intention de retourner en Algérie. Cela ne sera jamais. Je peux maintenant être compté parmi les morts.»
Cette mort symbolique qui précède une renaissance que le prisonnier espère trouver en terre sainte d’Islam n’est pas comprise par les Français.
Ni la République ni le second empire ne croiront jamais à cette transmutation du guerrier qui leur a tenu tête en un penseur détaché de toute contingence matérielle. A Damas, en Syrie, il est constamment sous surveillance et sa demande d’autorisation de pèlerinage à La Mecque est soumise à Paris, au cas où ce voyage religieux dissimulerait des arrières pensées politiques…
Les géopoliticiens français envisageront aussi à plusieurs reprises d’utiliser le prestige d’Abdelkader pour en faire le souverain d’un état fantoche, soit en Syrie pour affaiblir l’empire ottoman, soit en Algérie où Napoléon III a songé à instaurer un royaume arabe sous protectorat français. Plongé dans ses méditations, ses prières, la rédaction de poèmes ou de ses textes théologico-philosophiques, l’émir ne cède pas à la tentation de renouer avec le pouvoir. Il ne semble même pas qu’elle l’ait effleurée.
Sa seule intervention temporelle se situe en 1860 lorsque des émeutiers se précipitent sur le quartier chrétien et les consulats des pays occidentaux de Damas. Abdelkader ouvre sa demeure aux réfugiés et envoie les Algériens qui ont été autorisés à l’accompagner chercher dans les communautés religieuses les prêtres et les religieuses qui n’ont pas encore été massacrés.
L’attitude de l’émir, qui dit s’être simplement comporté suivant les règles de l’islam en accomplissant le Horm, (protection des non musulmans) lui vaut un concert international de louanges et de décorations. Il reçoit le grand cordon de la Légion d’honneur, la grand croix de l’aigle blanc de Russie, celle de l’aigle noir prussien, celle du Sauveur de Grèce, celle de Sardaigne, de Turquie et même l’ordre de Saint Pie IX que lui octroie le Vatican.
La franc-maçonnerie française se joint au chœur des louanges et invite l’émir à rejoindre le Grand Orient de France.
« La franc-maçonnerie, écrit à l’émir le vénérable de la loge Henry IV de Paris, qui a pour principe l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme et pour base de ses actes, l’amour de l’humanité, la pratique de la tolérance et de la fraternité universelle, ne pouvait assister sans émotion au grand spectacle que vous donnez au monde. Elle reconnaît, elle revendique comme un de ses enfants (par la communion d’idées tout au moins) l’homme qui, sans ostentation et d’inspiration première, met si bien en pratique sa sublime devise : « un pour tous ».
Abdelkader répond : « j’ai le désir très réel de m’associer à votre confraternité d’amour et de participer à vos vues dans la généralité de vos excellentes règles car je suis disposé à y déployer mon zèle. Lorsque vous m’aurez fait connaître les conditions et les obligations que me sont imposées, je les observerai fidèlement…»
Lors d’un voyage en France en 1865, Abdelkader peut enfin physiquement rencontrer ses « frères » parisiens qu’il n’avait jusque là côtoyé que par courrier. Lorsqu’ils lui demandent si il estime possible une propagation de la franc-maçonnerie en Orient, il leur répond : « les peuples n’y sont pas encore disposés.»
Il avait raison : le djihad guerrier qui se déroule actuellement au Moyen Orient ne semble pas en voie de se transformer, comme cela s’est passé pour Abdelkader, il y a 160 ans, en un djihad intérieur.